La philosophie peut-elle nous aider à mieux comprendre notre époque ? Réponse : Oui, mais…
Ceci est une conversation avec Alexandre Lacroix écrivain, philosophe et journaliste français. Il est aussi directeur de la rédaction de Philosophie Magazine.
La philosophie est un outil de compréhension du monde à côté duquel on passe trop souvent et qui est pour moi redevenu essentiel notamment en écrivant mon livre alors que je cherchais à savoir ce qu’avait à raconter les grands penseurs sur la connaissance, sur la vérité, la technique, les jeux de société…
Quand on se plonge dans la pensée des philosophes, on s’étonne souvent de découvrir à quel point des idées parfois vieilles de plus de 2000 ans peuvent nous permettre de comprendre notre époque et ce qui s’y joue. Il y a une citation d’André Gide qui me plait bien pour illustrer cette idée : toutes choses sont dites déjà mais comme personne n’écoute il faut toujours recommencer.
Nous parlons avec Alexandre de la philosophie comme grille de lecture et balayons quelques grandes idées clés pouvant nous éclairer sur ce qui se joue aujourd’hui et aussi précisément sur la limite des idées.
ITW enregistrée le 14 mars 2023
De quoi parle-t-on ?
00:00 - Intro
02:15 - Qui est Alexandre Lacroix ?
Directeur de la rédaction de philosophie magazine
Président cofondateur de l’école d’écriture Les mots
Auteur d’une 20aines de romans, d’essais et d’albums pour enfant
1er roman paru en 1998 à seulement 22 ans
Point commun entre toutes les activités : la lecture et l’écriture
04:50 - C’est quoi la philosophie ?
La philosophie est une pluralité d’objets d’étude et de formes d’écriture (voir d’oralité)
La philosophie aide à réveiller notre pensée et à avoir de le sentiment d’avoir “les mains sur le guidon de la bicyclette de l’existence”
07:30 - Comment définir notre époque et ce qui l’anime ?
On connaît mal / peu les écoles sceptiques qui semble pourtant très adaptées à notre époque
Auteurs : Sextus Empiricus, Montaigne, Nietzsche
Ecole pas religieuse, qui se méfie des grandes abstractions et refuse de prendre les idées pour des absolus
Notre époque est marquée par la technologie (car elle transforme le monde), il faut la comprendre pour comprendre notre époque
La technologie n’est pas un outil neutre (contrairement à un marteau par exemple qui ne sert que dans des moments très restreints de notre vie)
La technologie modifie profondément notre vie alors qu’on ne l’a bien souvent même pas désirée
Exemples :
le logiciel de géolocalisation de son téléphone supprime presque totalement l’expérience d’être perdu et optimise sans cesse notre relation à l’espace
la relation éducative change complètement dès que l’on a des étudiants avec accès à Internet en temps réel devant soit
16:30 - Les penseurs de la technologie n’existent-ils pas déjà ?
La technologie produit des effets sur les sociétés bien avant qu’on ait pu les comprendre
La technologie met en lien permanent les gens et surtout les idées des autres, plus difficile d’avoir un rapport avec soi même et de comprendre ce que l’on pense vraiment
On a relativement peu de textes pour penser les révolutions technologiques
Une autre dimension fondamentale à prendre en compte à notre époque est bien évidemment la crise écologique et les métamorphoses de notre rapport à la “nature”
21:00 - A quoi et à qui se raccrocher pour donner un sens au monde ?
La modernité apparaît avec Descartes / Galilée au 17ème siècle
Les technologies de la connexion ont amené une rupture profonde de la modernité
La modernité jusqu’alors est fondée sur des dualismes et des oppositions claires (public vs privé, séparation des 3 pouvoirs, le vrai et le faux, le corps et l’âme, le sujet et l’objet, la nature et la culture) ; il l’appelle la modernité séparative
Ces dualités n’existent plus aujourd’hui, on est rentré dans la modernité connective, qui met en crise tous ces dualismes et nous fait perdre nos repères
Il faut être prêt à saisir la nouveauté de la philosophie qui doit se réinventer
27:00 - Pourquoi est-il devenu si difficile de dialoguer ? Pourquoi est-on entré dans une post-vérité ?
Définition de la post-vérité
Il est assez récent que l’Etat (nation) n’a plus le monopole de la vérité (depuis +/- le 19ème siècle, avec les théories du complot, les utopies)
Disparition actuellement du dualisme savant / ignorant et émetteur / récepteur
Les diffuseurs des complots et autres contre-vérité ont des intentions très diverses et variées mais sont un étrange mélange de sceptique (mise en doute du récit officiel) et de dogmatique (assez peu de remise en cause de leur propre récit), avec un usage très limité du doute, pas 360°
Dogmatisme borgne, capable de tout mettre en doute sauf leur propre vérité qu’ils ne savent pourtant pas vérifier
34:30 - A qui et à quoi faire confiance ?
Certains ont beaucoup à perdre à se tromper, à bidonner, à répandre des contre-vérités, et au contraire beaucoup à gagner à les démonter les résultats des autres
Ce sont les scientifiques, les journalistes
Ces processus collectifs sont vertueux, mais n’existent pas / plus en politique, sur les réseaux sociaux, dans le militantisme
Les gens en qui faire confiance sont donc ceux qui ont beaucoup à perdre à nous enfumer
41:00 - La distanciation de la nature est-elle un marqueur important de notre époque ?
Prêter aux idées une puissance agissante extraordinaire est douteux
Les infrastructures économiques, la croissance démographique, la montée en puissance de notre pouvoir d’action sur le monde et la sphère économique sont des marqueurs importants
Le modèle économique actuel est centré sur un projet infini basé sur le capital et le travail alors que les ressources sont finies
L’esthétique environnementale est un sujet de passion et beaucoup plus important pour comprendre nos rapports à la nature (cf son article dans Philosophie Magazine et la page Wikipedia sur le sujet)
46:30 - C’est quoi “comment le réchauffement climatique fait fondre l’esthétique Kantienne” ?
On parle de la Critique de la faculté de juger, écrite par Kant fin du 18ème siècle.
Expérience de pensée sur une barrière de corail dévastée par l’acidification des océans
Un premier plongeur trouve les structures blanches super belles car il ne connaît rien à ce qu’il y avait avant
Un second plongeur est terrifié de tout ce qui a disparu
Du point de vue esthétique, c’est le premier qui est dans le vrai, en raison de l’autonomisme qui peut voir de la beauté partout, par opposition au moralisme qui veut que l’on ne puisse pas s’autoriser de tels jugements horribles ou s’interdire d’aimer ce qui est juste, car on doit suivre sa morale
On est maintenant dans une ambivalence entre des expériences d’esthétisme face à la beauté de la nature, tout en ayant un fond d’inquiétude, qui peut soit nous tétaniser soit nous donner envie d’agir
51:30 - Le mouvement structurel qui nous emporte
Il ne suffit pas de modifier quelque chose dans nos idées pour changer le réel, et donc notamment notre rapport à la nature
Exemple: combien de budgets d’entreprise 2023 prévoient la décroissance (au sens baisse de l’activité) ? On ne peut pas, le système et ses règles nous en empêchent.
Notre position morale nous interdit bien souvent d’arrêter d’enfreindre les règles, par respect pour les autres (ses collègues, employés, sa famille)
57:00 - Une proposition de solution, certes décevante et individuelle
Comment ne pas être esclave du système
L’utilitarisme standard veut que chacun maximise son profit et il de vrait en résulter une maximisation du profit à l’échelle collective
On peut à titre individuel choisir de maximiser son profit sous contraintes d’idéal, cet idéal étant le point de départ ou la contrainte de la maximisation, c’est le post-utilitarisme
Exemple avec un menuisier :
En utilitarisme, on essaie de vendre un maximum de meubles
En post-utilitarisme, on définit d’abord son but (les plus beaux meubles, former le plus possible de gens, restaurer une qualité des relations au travail et avec les clients, trouver une filière du bois alternative) et à partir de cette contrainte, on maximise son profit
Il semble plus réaliste que chacun poursuit un idéal non négociable plutôt que tout le monde essaie d’être parfait sur tous les fronts, c’est plus modeste mais applicable, et on devient ainsi tous garants pour un petit morceau du monde
01:01:00 - Les oeuvres conseillées par Alexandre Lacroix
Rimbaud, puis Nietzsche (notamment la Généalogie de la morale)
Sextus Empiricus, avec les Esquisses pyrrhoniennes
Les grands auteurs : Proust, Joyce, Faulkner et Dostoyevsky
Les épisodes à écouter en + :
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