En avril 2018 je lançais Sismique en partant d’un sentiment persistant : « le monde change, et on n’y comprend rien. »
Ce sentiment me troublait d’autant plus qu’autour de moi, parmi mes amis, mes collègues, dans les media, beaucoup avaient l’air, soit d’être certains d’y comprendre quelque chose, soit de ne pas se soucier de n’y rien comprendre.
Je n’y comprenais pas grand-chose moi-même mais j’avais une poignée d’intuitions après avoir passé quelques centaines d’heures à tenter de satisfaire ma curiosité sur deux ou trois sujets (essentiellement autour de la technologie et de l’écologie) :
Les changements du monde sont bien plus rapides et importants que ce que l’on entend communément dans les media.
Le fonctionnement de notre civilisation est amené à être profondément perturbé, voire totalement remis en question dans un avenir proche (ce siècle).
Les problèmes sont d’une très grande complexité, et on a du mal à l’admettre.
On tente de trouver des solutions alors que nous n’avons pas encore posé les bonnes questions.
Il y avait donc un décalage entre ce que je commençais à percevoir des enjeux de notre époque et ce qu’on en disait communément autour de moi.
Je me suis donc lancé dans une enquête personnelle pour simplement tenter d’y voir plus clair, et quitte à avoir des conversations avec des gens intéressants, autant en faire profiter d’autres. Le format podcast m’a paru être le plus adapté pour cela.
Et cette recherche, j’ai décidé de la mener d’une certaine manière, autour de 3 grands principes fondateurs : ouverture et écoute, pensée systémique, doute.
Ouverture et écoute
Concrètement je parle avec tout le monde, y compris avec ceux avec qui je ne suis a priori pas d’accord sur tout, à condition que mon interlocuteur sache expliquer son propre système de pensée suffisamment clairement. Je ne suis pas là pour débattre, pour affirmer mon propre point de vue, je suis là pour tenter de comprendre comment pense l’autre, pourquoi sa vision du monde est ce qu’elle est. Concrètement, j’écoute aussi bien que je le peux, en suspendant mon jugement, et je donne le temps au raisonnement de se développer (d’où le format long qui seul permet d’aller en profondeur sur un sujet). J’estime que c’est comme cela que la pensée a une chance de progresser.
Approche systémique
Notre monde est un système en lui-même, composé d’une infinité de sous-systèmes, tous connectés entre eux. Par exemple, l’évolution du climat est affectée par nos émissions carbonées, ces émissions dépendent de notre consommation d’énergie, cette énergie est indispensable au fonctionnement de notre économie, économie qui vise à satisfaire nos besoins, besoins qui découlent de nos croyances et de notre physiologie, autrement dit de nos corps et de nos cerveaux, eux-mêmes des systèmes complexes dont le fonctionnement nous échappe encore largement… On ne peut pas comprendre l’évolution du climat et poser les bonnes questions, qui aboutiront à des actions concrètes, si on ne parle pas de tout le reste. Et c’est la même chose pour la plupart des sujets qui comptent, surtout depuis que nos sociétés modernes sont toutes totalement interconnectées. Si on ne regarde que les symptômes, que des sujets isolés, on ne voit pas ce qui se passe vraiment et la connaissance des causes profondes reste pour nous inaccessible.
Doute et nuance
Il y a tellement de choses que je ne sais pas, et je me sais de toute façon limité (par ma langue, mes affects, mes biais cognitifs…). Mais je veux progresser, mettre en lumières au moins une partie ce qui pour moi est encore opaque. Je pose donc des questions en lien avec mon propre processus de réflexion, je ne cherche pas forcément à établir une vérité absolue et je me méfie des affirmations sans nuance. Ceci étant, à force d’apprendre, il y a des doutes qui s’estompent, des débuts de certitudes qui apparaissent, et on en a besoin pour avancer, pour ne pas sombrer dans un relativisme paralysant. La science est le meilleur exemple de cela, elle progresse grâce au doute (qu’elle a su organiser via la méthode scientifique), mais elle parvient à établir des certitudes, des piliers de vérités sur lesquels l’essentiel de notre compréhension du monde repose aujourd’hui. (Etienne Klein exprime cette idée à merveille).
Sur la base de ces principes et de ces intuitions, j’ai donc tenté d’avancer au mieux afin de petit à petit lever le voile sur certaines de mes zones d’ombre. Je me suis appuyé évidemment en priorité sur les nombreuses conversations que j’ai eues (dont les 65 interviews qui sont autant d’épisodes), mais n’ai pas cessé de lire, d’écouter, de visionner des contenus en espérant mieux comprendre où va le monde.
Qu’est-ce que j’ai appris ?
J’ai d’abord fini par prendre du recul sur ma propre quête de connaissance. Finalement pourquoi vouloir comprendre le monde ? Et pourquoi ensuite vouloir que d’autres me suivent dans cette démarche ? Parce que ça nous rassure. Ça nous donne l’impression d’être un peu plus en situation de contrôle. On se dit qu’en connaissant le fonctionnement des choses, on pourra mieux anticiper l’avenir et ainsi peut-être s’y préparer, pour in fine maximiser notre plaisir à venir, et limiter la souffrance. On se dit même parfois, que l’on pourra ainsi contribuer à tordre les évènements, pour leur donner une trajectoire qui nous paraît plus souhaitable, que nous pourrons changer le monde, voire même le sauver. Et cette perspective peut donner un sens à une vie : on se sent utile quand on s’engage pour ce à quoi l’on croit, c’est d’ailleurs toujours pour cela qu’on s’engage au fond, être plein d’un sentiment d’utilité. Derrière cette quête de vérité, il y a donc une quête de sens. On se cache souvent derrière notre interprétation du réel (que l’on estime évidemment juste) pour justifier nos choix de vie. J’aurai ainsi tendance à percevoir la société comme parfaitement injuste si j’ai au fond de moi envie de m’engager pour une cause visant à la rendre plus juste. J’aurai au contraire toutes les raisons de juger que notre système fonctionne de manière optimum si je m’y sens bien. Notre vision du monde n’est toujours que partielle, et ce que nous décidons d’y voir n’est que le reflet de nous-même et de ce que l’on veut vivre. Voilà pour mon premier apprentissage. Ma seconde conclusion (et je précise que tout ceci est mouvant) est que le monde est bien trop complexe, les mouvements actuels bien trop rapides et globaux pour que l’on puisse pleinement les comprendre. Même si cette pandémie et l’incertitude dans laquelle nous vivons depuis plus d’un an ont bousculé nombre de nos certitudes, nous continuons de surestimer notre compréhension des phénomènes qui font bouger nos systèmes. Et nous surestimons très certainement aussi notre capacité à influer sur ces mouvements. Je pense plus que jamais que cette pensée systémique que je promeus est nécessaire : il faudrait casser les silos, travailler à créer des liens, prendre de la hauteur de vue, croiser les points de vue et les disciplines, pour espérer mieux comprendre comment notre monde est en train de changer… Mais l’humilité devrait être de rigueur tant il y a de choses que nous ne savons pas. Cela vaut pour le collectif (ce que sait l’humanité) et encore bien plus pour nous autres individus, à l’heure où tant de gens passent leur temps sur les réseaux et dans les media à s’exprimer avec la plus grande confiance et parfois véhémence sur des sujets que de toute évidence ils ne connaissent pas (ces fameuses déclarations commençant par exemple par « je ne suis pas médecin, mais je pense que… »). Pour ma part, je m’efforce de ne jamais commencer mes phrases par « il faut que ». Pour le moment, je m’efforce donc de ne rien prescrire, si ce n’est sur le processus de connaissance en lui-même, comme je le fais ici. La réalité est complexe, notre époque compliquée, mais cela ne veut pas dire que nous ne savons rien, ni que nous ne pouvons tenter des choses (ce que de toute façon nous faisons). D’abord il y a la science qui, quoique certains en disent, et bien qu’imparfaitement faite parfois, reste selon moi le meilleur outil que nous avons pour tenter de nous accorder sur quelques certitudes. Il y a des choses que l’on sait, avec une certitude quasiment absolue. En particulier pour ce qui tient de la physique et de ce qui en découle, beaucoup des dynamiques et des règles de fonctionnement de notre monde sont suffisamment connues pour qu’elles puissent nous éclairer dans nos choix. Mais je constate que notre rapport au réel, à la nature physique et biologique du monde, est largement altéré.
Nous avons une capacité unique en tant qu’espèce à nous raconter des histoires (c’est même selon certains comme Yuval Noah Harari ce qui a fait notre succès), chaque jour à tordre la réalité pour qu’elle nous convienne. Ce n’est pas nouveau mais ce phénomène a pris une ampleur inquiétante alors que notre lien avec le monde réel, ce que certains appellent aussi la Nature, s’est considérablement et rapidement détérioré en quelques décennies, en même temps que nous devenions tous urbains, que les écrans envahissaient nos vies et occupaient nos sens. Ainsi à force de ne plus sentir, de ne plus expérimenter le monde, de le regarder dans une petite fenêtre et d’interagir avec lui en pressant quelques boutons (eux-mêmes devenus virtuels d’ailleurs), nous en sommes venus à douter de tout, même de la science, même des faits. Il y a effectivement beaucoup de choses que nous ne savons pas, et le doute est légitime, mais quand on prend le temps de creuser les sujets, il y a aussi beaucoup de choses que l’on sait, et que nous refusons de voir. J’en arrive à ma dernière conclusion en forme d’ouverture…
Après 3 ans supplémentaires d’enquête, à tenter de distinguer ce qui est certain (ou quasiment) de ce qui ne l’est pas, je suis désormais convaincu que mon postulat de départ, celui qui m’a fait choisir le nom de Sismique était juste : nous allons être témoins (et nous le sommes déjà bien-sûr, plus ou moins crûment selon où l’on vit et où l’on regarde) de mutations de notre monde qui n’ont pas de précèdent de mémoire d’homme, pas à cette vitesse, pas avec cette intensité.
Les ingrédients et les dynamiques nous sont désormais familiers (climat, biodiversité, eau, sols, pollutions diverses, crise énergétique, inégalités sociales, crises économiques, risques technologiques, pandémies…) ; il suffit de lire le Risk Report du World Economic Forum pour se faire une idée du niveau d’optimisme des prospectivistes et des décideurs.
Mais pour autant, je constate que la plupart du temps on continue de ne pas poser les bonnes questions et que donc nous ne sommes pas en mesure de vraiment travailler sur les enjeux comme il serait souhaitable de le faire. Le solutionnisme, le court-termisme, le déni de réalité : quelques-uns des maux de notre époque…
Cela mériterait que je m’étende sur ce diagnostic évidemment, que j’expose mes quelques trouvailles et mes raisons de penser cela, et aussi que je développe mon point de vue sur quoi en faire, mais ce n’est pas l’objet de cet article. Par ailleurs je fais ce travail d’explication au travers de mes interviews et des conférences que je donne car il y a besoin de dialoguer, de nuancer, d’expliquer, pour que ces messages soient entendus et aient une réelle utilité pour celui ou celle qui les reçoit.
Quelle suite pour Sismique ?
« Le monde change, et on n’y comprend rien ». Ce titre, celui de mon premier article bilan, j’en fais désormais mon slogan, ma « tagline », comme dirait un publicitaire, car il résume, de manière un peu cynique certes, la promesse de Sismique : une tentative de compréhension (forcément imparfaite) des enjeux de notre époque.
Concrètement voici l’évolution des contours du projet telle que je l’ambitionne :
Poser un diagnostic clair reste ma priorité. Je n’aurai jamais fini de faire le tour du fonctionnement de nos systèmes mais je veux avant tout contribuer à la clarification et à la compréhension de ces dynamiques dont je parle.
Varier davantage les points de vue et les opinions. Pour faire court : moins masculins, blancs, français, surdiplômés...
Proposer de nouveaux formats : des directs sur les réseaux, des interviews « bonus » avec les invités, des pastilles courtes d’analyse… Et davantage d’anglais pour vraiment ouvrir plus large que la pensée francophone.
Au-delà du diagnostic, questionner la mise en action qui nous permettrait de traiter correctement les risques systémiques auxquels nous sommes confrontés (collectivement et individuellement, en les atténuant et en s’y préparant).
Continuer de développer la communauté d’auditeurs et l’organiser pour que chacun y trouve encore davantage de valeur (rejoignez-nous ici, c’est sympa)
Travailler encore plus avec des entreprises, des universités et des collectivités qui souhaitent questionner sérieusement la manière dont elles prennent en compte les grands enjeux actuels, en particulier les transformations inévitables liées au numérique (mon métier depuis 15 ans) et aux défis écologique et climatique (au centre de mes recherches depuis 5 ans).
Enfin, pour marquer cette nouvelle phase, j'ai ressenti le besoin de faire évoluer le logo qui ne représentait pas suffisamment clairement l’esprit du projet.
Avec ce nouveau logo (un énorme merci à Thomas Letourneux pour ce travail), je voulais donner à voir la nuance, la complexité, le mouvement, les ondes qui se croisent et dessinent le tissu du monde (pour paraphraser Abdennour Bidar). Le bleu foncé (marine, et donc plus terrien) remplace le noir, et la typographie plus ronde est relevée par des quarts de cercle qui symbolisent différents angles de vue. Voilà pour les amoureux de design ;) Je m’arrête là.
Pour poursuivre, je vous invite à découvrir une série spéciale 3 ans : j'ai demandé à 6 invités de revenir dans le podcast dans un format plus court (20/30min) pour me dire comment leur vision du monde a évolué en 3 ans. Voici le premier d'entre eux, avec Vincent Mignerot (les autres suivront dans les prochains jours).
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Bon anniversaire Sismique et merci pour tout ce que tu m'as apporté jusque-là !