Une tentative de prise de hauteur sur l'élection de Trump, ses causes et ses conséquences.
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LA VICTOIRE DE TRUMP : CE QU'ELLE RÉVÈLE DE NOTRE MONDE
Une fois n’est pas coutume on va parler d’actualité chaude. On va dire deux mots sur l’election américaine et la victoire de Trump, parce que c’est un évènement important et surtout révélateur de notre époque et des principes qui la structure. C’est à chaud, mais je vais faire de mon mieux pour prendre le hauteur, et soyez indulgent si je ne couvre pas toutes les questions que vous avez en tête.
La scène se répète dans les salons et les rédactions du monde entier. D'un côté, des célébrations pour le retour de la grandeur américaine. De l'autre, des larmes pour la mort de la démocratie. Deux Amériques qui ne se parlent plus, chacune convaincue d'être du bon côté de l'histoire. Mais s'arrêter à ce constat de division, aussi spectaculaire soit-il, serait passer à côté de l'essentiel. Cette élection n'est pas qu'américaine. Elle n'est pas non plus qu'une réplique de 2016. Elle révèle des mutations fondamentales qui dépassent largement les frontières des États-Unis et qui transforment en profondeur nos sociétés. 2016 était une surprise, un accident pour beaucoup. Trump était alors une anomalie, un candidat improbable porté par une série de circonstances exceptionnelles. 2024 est différent. Les Américains ont choisi Trump en toute connaissance de cause. Ils l'ont choisi après avoir vu sa présidence, après le 6 janvier, après les procès. Ils l'ont choisi non pas malgré tout cela, mais en partie à cause de tout cela. Ce choix conscient nous oblige à regarder plus loin que les explications faciles.
Non, le vote Trump ne peut se réduire à une simple réaction populiste.
Non, il ne suffit pas d'invoquer la désinformation ou les réseaux sociaux.
Ce qui se joue est plus profond : une transformation radicale de la manière dont se structure le débat public, dont se forment les opinions, dont s'organisent les coalitions politiques.
Prenons un exemple. Pendant que les grandes chaînes couvraient traditionnellement la campagne, Trump construisait sa victoire ailleurs. Trois heures sur le podcast de Joe Rogan : 45 millions de vues. Des apparitions chez des influenceurs crypto, des discussions avec des YouTubeurs. Une présence constante sur X, ancien Twitter. Les médias traditionnels ? Ignorés, contournés, ridiculisés. Ce n'est pas juste une question de formats. C'est une révolution dans la fabrication de l'opinion publique. Plus surprenant encore : la composition de l'électorat Trump. Le milliardaire de Manhattan a réalisé des scores historiques dans les quartiers latinos du Bronx, progressé chez les électeurs noirs, dominé dans les zones ouvrières. Comment un homme qui vit dans une tour dorée est-il devenu le champion des classes populaires ? Ce paradoxe apparent nous dit quelque chose d'essentiel sur les nouvelles fractures qui traversent nos sociétés. C'est cette histoire plus large que nous allons explorer. Non pas pour juger moralement cette élection, mais pour comprendre ce qu'elle révèle des transformations profondes en cours. Car ce qui s'est joué ce 5 novembre 2024 n'est pas qu'une victoire électorale. C'est le signe d'un changement d'époque.
LA TRANSFORMATION DU DÉBAT PUBLIC ET DES COALITIONS
Commençons par un chiffre révélateur : 54% des hommes ont voté Trump. Ce n'est pas tant le chiffre qui surprend - les Républicains gagnent traditionnellement le vote masculin - que la manière dont il a été obtenu. Trump n'a pas construit cette majorité à travers les canaux habituels. Il l'a fait en créant un écosystème médiatique parallèle, une réalité alternative où les règles traditionnelles du débat public ne s'appliquent plus.
Regardons comment cela fonctionne concrètement. Pendant que Harris donnait des interviews millimétrées sur CBS, Trump passait trois heures à bâtons rompus chez Joe Rogan ou Lex Fridman, deux des podcasteurs les plus respectés et influents aux USA. Pendant qu'elle multipliait les meetings traditionnels, il envahissait les espaces numériques des jeunes hommes : podcasts masculins, chaînes YouTube de MMA, forums crypto. Le contraste est saisissant : d'un côté, une campagne qui suit le manuel électoral classique ; de l'autre, une présence massive dans les nouveaux espaces où se forge l'opinion masculine.
Cette stratégie n'est pas le fruit du hasard. Elle répond à une réalité brutale : l'effondrement de confiance dans les institutions médiatiques traditionnelles. Quand 75% des Américains pensent que les grands médias sont biaisés, pourquoi perdre son temps à les courtiser ? Trump a compris quelque chose que beaucoup refusent encore de voir : nous sommes entrés dans l'ère de l'archipel médiatique.
Le rôle d'Elon Musk dans cette victoire illustre parfaitement cette nouvelle réalité. Ce n'est pas tant son soutien financier (estimé à 100 millions de dollars) qui a compté que sa capacité à légitimer le discours de Trump. Quand le propriétaire de X, Tesla et SpaceX qualifie les médias traditionnels de "propagande", il ne fait pas que critiquer - il valide un univers informationnel alternatif.
Mais cette transformation du débat public va au-delà des médias. Elle touche à la manière même dont se construisent les convictions. Dans cet univers parallèle, ce qui compte n'est pas la véracité factuelle d'une information mais sa résonance émotionnelle. Peu importe que Trump mente sur l'immigration ou l'économie - ce qui compte est qu'il "dit tout haut ce que les gens pensent tout bas".
Cette dynamique a créé quelque chose de nouveau : une polarisation structurelle de la société. Ce n'est plus simplement que les gens ne sont pas d'accord - ils ne vivent plus dans la même réalité. Quand Harris parle de "défendre la démocratie", ses supporters voient une lutte existentielle contre le fascisme. Quand Trump dénonce une "chasse aux sorcières", ses partisans voient une élite corrompue qui persécute leur champion.
Le plus fascinant est peut-être la recomposition des coalitions électorales qui en résulte. Trump a réalisé des scores historiques dans le Bronx, progressé dans les quartiers latinos, séduit une partie significative de l'électorat noir masculin. Comment expliquer ce paradoxe apparent d'un milliardaire devenu le champion des classes populaires ?
La réponse se trouve dans la nature même du message trumpien. Il ne promet pas des politiques publiques complexes ou des réformes graduelles. Il offre quelque chose de plus fondamental : une revanche contre le mépris de classe. Quand il attaque les "élites", il ne parle pas tant de richesse économique que de pouvoir culturel.
Sa cible n'est pas Wall Street mais les diplômés qui regardent de haut ceux qui n'ont pas fait d'études supérieures. Et c'est précisément là, dans cette fracture culturelle et éducative, que se trouve peut-être la clé la plus importante pour comprendre ce qui s'est joué le 5 novembre. Les chiffres sont frappants. Dans les comtés où moins de 30% des adultes ont un diplôme universitaire, Trump a gagné avec des marges écrasantes. Dans ceux où plus de 50% sont diplômés, Harris a dominé. Cette division est devenue plus déterminante que la race, le genre ou même les revenus. Au passage, en France, il en va de même avec les électeurs du RN dont le point commun fondamental est la faiblesse du niveau de diplôme.
Prenons un exemple concret. À Detroit, dans les quartiers ouvriers traditionnellement démocrates, Trump a progressé de 12 points par rapport à 2020. Ces électeurs ne sont pas devenus soudainement plus riches ou plus conservateurs. Ce qui a changé, c'est leur perception du mépris dont ils font l'objet. La campagne Harris en offre une illustration parfaite. Quand elle parlait de "joie" et de "défense des institutions", ses conseillers pensaient toucher la fibre patriotique des Américains. Mais pour beaucoup d'électeurs aux prises avec l'inflation et la précarité, ce message sonnait creux, déconnecté de leur réalité quotidienne. Les chiffres économiques racontent cette déconnexion. Depuis 50 ans, les salaires stagnent pour la majorité des Américains. L'accession à la propriété devient un rêve inaccessible. L'inflation post-Covid a frappé particulièrement dur les classes populaires. Quand Biden et Harris vantaient la force de l'économie américaine, ils parlaient de statistiques macro-économiques. Quand Trump dénonce un "système truqué", il parle d'expériences vécues.
A cela on peut ajouter les inquiétudes grandissantes concernant une immigration illégale mal controlée, une explosion du nombre de sans-abris, la crise des opioides, une incompréhension ou une inquiétude envers certaines “dérives” des théories du genre ou du “wokisme” dans lesquels toute une amérique traditionnelle ne se reconnait pas du tout.
Cette fracture entre réalité statistique et réalité vécue traverse toute la campagne. Harris citait le faible taux de chômage, Trump parlait du prix de l'essence. Elle mettait en avant la croissance du PIB, il évoquait le coût du logement. Elle défendait le système, il promettait de le détruire.
Cette promesse de destruction du système nous amène au cœur du projet Trump : une nouvelle conception du pouvoir, brutale et assumée.
Fini les subtilités diplomatiques et le langage codé de Washington. Trump promet d'utiliser la force de l'État américain sans complexe ni excuse. "L'Amérique d'abord" n'est pas qu'un slogan - c'est une philosophie du pouvoir qui résonne particulièrement dans un monde où la force brute fait son retour.
Le Project 2025, ce plan détaillé pour un second mandat Trump, en est l'incarnation parfaite.
Le Projet 2025, également connu sous le nom de projet de transition présidentielle, est un ensemble de 900 pages de propositions politiques conservatrices de droite proposé par la Heritage Foundation visant à transformer le gouvernement fédéral des États-Unis et à consolider le pouvoir exécutif si Donald Trump, remportait l'élection présidentielle de 2024
Il ne s'agit plus simplement de changer quelques politiques publiques. L'objectif est de transformer l'État lui-même, de remplacer des dizaines de milliers de fonctionnaires par des loyalistes, de démanteler ce que les trumpistes appellent "l'État profond".
Je précise toutefois qu’on ne sait pas ce que Trump va faire de ces proposition controversées et qu’il a d’ailleur pris ses distances avec le projet durant la campagne déclarant qu'il n'en savait « rien » et qualifiant certaines parties du projet de « ridicules et abyssales ».
Mais cette approche trouve un écho particulier dans un monde qui bascule vers un nouvel ordre. Quand la Chine affirme sa puissance, quand la Russie envahit ses voisins, quand l'Europe peine à définir sa place, le message de Trump sur la force résonne. Pourquoi maintenir la fiction d'un ordre international basé sur des règles quand personne ne les respecte vraiment ?
Les alliés traditionnels des États-Unis l'ont bien compris. En Europe, les dirigeants se préparent déjà à un monde où la protection américaine ne sera plus garantie. Le chancelier allemand parle ouvertement de la nécessité d'une "autonomie stratégique". La France accélère ses programmes de défense. Même le Japon, pourtant si dépendant du parapluie américain, commence à repenser sa doctrine militaire.
Mais la vraie révolution est peut-être intérieure. Trump ne promet pas seulement de transformer la politique étrangère américaine. Il promet de libérer l'État de ses contraintes traditionnelles. Exit les régulations environnementales qui "étouffent" l'industrie. Fini les procédures administratives qui "ralentissent" l'action gouvernementale. Terminé le "politiquement correct" qui "paralyse" le pouvoir.
Cette promesse d'action brutale et directe séduit bien au-delà de la base traditionnelle de Trump. Dans un monde de plus en plus complexe et incertain, l'attrait pour les solutions simples et la force brute grandit. La démocratie libérale, avec ses compromis et ses contraintes, semble soudain moins attirante face aux régimes qui "font avancer les choses".
Cette transformation du rapport à la force et au pouvoir nous oblige à regarder au-delà des quatre prochaines années. Ce qui se joue est plus profond : une mutation civilisationnelle dont Trump n'est qu'un symptôme.
Prenons la question climatique. Ce n'est pas tant le déni du réchauffement qui inquiète que la destruction systématique des outils pour y faire face. Le démantèlement annoncé de l'EPA (agence protection environnement) , la sortie des accords de Paris, l'abandon des régulations environnementales - tout cela va bien au-delà d'un simple changement de politique. C'est une transformation de la capacité même de l'État à agir sur le long terme.Trump
Même chose pour les institutions démocratiques. La promesse de Trump de "déconstruire l'État administratif" n'est pas qu'une réforme bureaucratique. C'est une tentative de transformer fondamentalement le fonctionnement de la démocratie américaine. Quand les agences fédérales sont peuplées de loyalistes, quand les contre-pouvoirs sont affaiblis, quand la frontière entre parti et État s'estompe - c'est tout l'édifice des checks and balances qui vacille.
Les implications dépassent largement les frontières américaines. Comment maintenir un ordre international basé sur des règles quand la première puissance mondiale les rejette ouvertement ? Comment lutter contre le changement climatique quand le plus grand pollueur historique refuse d'agir ? Comment défendre la démocratie libérale quand son plus grand champion l'abandonne ?
Mais le plus inquiétant est peut-être la transformation de notre rapport à la vérité. Dans le monde de Trump, il n'y a plus de faits objectifs, seulement des "vérités alternatives". La science devient une opinion parmi d'autres. L'expertise est vue comme une forme d'élitisme. La réalité elle-même devient un champ de bataille politique.
C'est là que réside peut-être le plus grand défi. Comment maintenir une conversation démocratique quand nous ne partageons plus une réalité commune ? Comment construire du consensus quand chaque camp vit dans son propre univers informationnel ? Comment préserver la démocratie quand la vérité elle-même est devenue une question partisane ?
Ce sont des questions essentielles et c’est d’ailleurs pour ça que j’ai produit cette série en 7 épisodes sur la connaissance. Si ce sujet vous intéresse je vous conseille vraiment de l’écouter, ça donne toutes les bases pour réfléchir à tout ça, et on va devoir vraiment y reflechir.
La victoire de Trump n'est donc pas qu'une victoire électorale. C'est le signe d'une transformation profonde de nos sociétés. Une transformation qui touche à la fois à nos institutions, à notre rapport au pouvoir, à la vérité, et à notre capacité même à vivre ensemble malgré nos différences.
Face à ces bouleversements, il serait tentant de sombrer dans le catastrophisme ou, à l'inverse, de minimiser leur importance. Les deux réactions passent à côté de l'essentiel : nous vivons un moment de bascule historique qui exige une nouvelle grille de lecture.
Trump n'a pas créé les forces qui l'ont porté au pouvoir. Il les a comprises et exploitées mieux que quiconque. La crise de confiance dans les institutions, la fragmentation de l'espace public, les nouvelles fractures sociales, le retour de la force brute dans les relations internationales - tout cela existait avant lui et lui survivra.
Ce qui fait la particularité de ce moment, c'est la convergence de ces tendances. La révolution technologique rencontre la crise de la démocratie. La polarisation sociale se mêle à la transformation géopolitique. Les angoisses économiques alimentent la nostalgie d'un ordre plus simple. Le résultat est une tempête parfaite qui ébranle les fondements mêmes de l'ordre d'après-guerre.
Que faire face à cela ? La première étape est peut-être d'abandonner nos réflexes habituels. Non, le fact-checking ne suffira pas à restaurer la confiance dans les institutions.
Non, les appels à l'unité ne guériront pas les fractures sociales. Non, le retour à la "normale" n'est plus une option.
Ce dont nous avons besoin, c'est d'une nouvelle façon de penser notre monde. Une façon qui prenne en compte la complexité de ces transformations sans se perdre dans le cynisme ou la résignation. Une façon qui reconnaisse les angoisses légitimes sans céder aux solutions simplistes. Une façon qui préserve l'essentiel de nos valeurs démocratiques tout en acceptant que leurs formes doivent évoluer.
Trump quittera un jour la scène politique. Mais les questions qu'il a révélées resteront. Comment reconstruire la confiance dans un monde de plus en plus fragmenté ? Comment préserver la démocratie à l'ère des réseaux sociaux ? Comment gérer les tensions entre globalisation et souveraineté ? Comment faire face aux défis existentiels comme le changement climatique dans un monde de plus en plus divisé ?
Comment faire avancer des sujets de société sans tomber dans une forme de radicalisme ou d’excès qui inévitablement provoque des tensions qui plutôt que de faire avancer une cause peut par effet de boomerang la faire reculer ?
Ces questions n'ont pas de réponses simples. Mais c'est précisément leur complexité qui les rend si importantes. Car c'est dans notre capacité à y répondre que se jouera l'avenir de nos sociétés.
La victoire de Trump n'est donc pas une fin mais un début. Le début d'une nouvelle ère qui exigera de nous plus de lucidité, plus d'imagination et plus de courage. Une ère où les vieilles certitudes ne suffisent plus et où nous devons inventer de nouvelles façons de vivre ensemble.
Amen !
Je ne suis pas un spécialiste de la politique américaine évidemment, je ne suis qu’un simple citoyen qui depuis plus de 6 ans enquête sur le monde, ses structures, ses enjeux et essaie de comprendre. Mais vu le niveau du commentateur moyen qui nous est proposé dans les médias et vu combien régulièrement ils se trompent, je me dis que n’ai pas à rougir.
Comme dit, c’est une analyse à chaud, partielle. Personne ne sait ce que Trump va faire, il est connu pour être imprévisible. Les américains ont voté pour du changement, on peut donc imaginer que ça va secouer. Pour le meilleur ou pour le pire, ça dépend souvent du point de vu, et surtout on verra bien. Les USA ne sont par ailleurs pas le monde, c’est le pays qui pèse le plus mais notre prisme culturel et médiatique nous grossit leur importance. Ce qui doit nous intéresser ce sont les enseignements à en tirer, et je vais continuer à y travailler
Comme toujours, creusez tout ça par vous même, je ne prétends pas et ne prétenderai jamais détenir la vérité entière et toute crue.
Merci pour votre écoute et faites tourner si ça vous a éclairé d’une manière ou d’une autre. Ca m’aide et ça peut surtout aider d’autres que vous à prendre de la hauteur sur cette période particulière.